Le président français Emmanuel Macron a annoncé qu'il va bientôt visiter la Russie. Après deux heures de négociations en ligne avec Vladimir Poutine sur la Libye, le leader français était «confiant que nous pouvons avancer» avec la Russie. Parmi les politiciens occidentaux, Macron est aujourd'hui considéré comme l'un des principaux partisans de l'établissement de bonnes relations avec la Russie de Poutine. Cécile Vaissié, politologue et auteur du livre «Les réseaux du Kremlin en France», est convaincue que Macron jusqu'à présent n`a pas compris qu'un compromis au Kremlin est perçu comme une faiblesse.
La volonté française de donner une nouvelle dynamique aux relations avec la Russie a surpris. En effet, sous les sourires polis et les invitations fastueuses, une méfiance réciproque semblait jusque-là de mise entre les présidents Macron et Poutine. Des quatre principaux candidats aux élections présidentielles françaises de 2017, Emmanuel Macron, le plus attaché à l’Union européenne, était sans doute le plus éloigné du pouvoir russe: il n’avait pas sollicité de prêts russes ni été reçu un mois avant le premier tour par Monsieur Poutine, comme Marine Le Pen; il n’avait pas évoqué son «cher Vladimir» à Valdaï comme François Fillon – si bien que certains humoristes ironisaient en 2013 sur de possibles «mallettes» de «liquidités» ; il n’avait pas non plus justifié l’assassinat de Boris Nemtsov comme Jean-Luc Mélenchon. Le candidat Macron n’était pas apprécié par le Kremlin, comme en témoignaient les articles assez indignes qui lui ont été consacrés, à lui et à son épouse, dans une certaine presse russe. En outre, des hackers russes sont soupçonnés d’avoir piraté le mouvement En marche! juste avant la présidentielle.
Lorsqu’il a reçu Vladimir Poutine à Versailles le 29 mai 2017, le président Macron a d’ailleurs déclaré devant lui que RT et Sputnik s’étaient conduits, non comme des journalistes, mais comme des «organes d’influence, de propagande, et de propagande mensongère». Le ton a changé, lorsque, le 19 août 2019, Emmanuel Macron a accueilli son «cher Vladimir» dans un cadre semi-privé à Brégançon ; au même moment, des démocrates n’étaient pas autorisés à se présenter aux élections municipales de Moscou et enchaînaient les peines de prison. Sans oublier les problèmes internationaux à régler, le président français a surtout appelé à un rapprochement entre l’Europe et la Russie au nom de la sécurité commune. Peu après, il a de nouveau insisté, devant l’ensemble des ambassadeurs français, sur la nécessité de ce rapprochement, et il a choqué en assurant dans la presse que l’OTAN était en état de «mort cérébrale». Si Monsieur Macron n’a pas assisté au défilé du 24 juin 2020 à Moscou, il s’est entretenu avec son homologue russe deux jours plus tard, et une rencontre d’ici la fin août a été envisagée. Florence Parly, ministre française des Armées, a pourtant reconnu le 2 juillet 2020 que le «reset», lancé en août 2019, n’avait encore donné aucun résultat concret.
Ce tournant abrupt, qui ne semble pas avoir fait l’objet de concertations entre la France et ses partenaires européens, a été perçu de façon très négative par ceux qui déplorent, entre autres, l’annexion illégale de la Crimée, ainsi que la présence russe en Géorgie, en Moldavie et dans le Donbass ukrainien. Il a suscité des interrogations, surtout chez des gens nés en URSS ou dans l’ancien bloc de l’Est : Emmanuel Macron aurait-il été «acheté par le Kremlin»?
En fait, le rapport de la France à la Russie a ceci de spécifique que les deux pays n’ont pratiquement jamais été en guerre l’un contre l’autre – même l’arrivée des troupes d’Alexandre I à Paris n’y pas laissé de souvenirs pénibles – et que la russophilie est sans doute aussi ancrée en France que la francophilie en Russie. Un paradoxe s’observe d’ailleurs en France. Un discours très anti-américain s’y entend, et depuis longtemps: aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, des Français se disent hostiles à la «vassalisation de l’Europe par les États-Unis» et à l’OTAN qui dirigerait cette «vassalisation». On retrouve là des relents de la propagande soviétique, des livres d’Alexandre Tchakovski et de Vanda Vassilevskaïa, et des articles de la Pravda traduits par L’Humanité, ce qui montre que la propagande a aussi des effets à long terme. Mais, malgré cet antiaméricanisme proclamé, c’est en Californie, et non sur le Baïkal, que les Français rêvent de voyager, et ils apprennent l’anglais et non le russe, si bien que, dans leur majorité, ils connaissent très mal la Russie et la réduisent à des clichés.
Malgré l`antiaméricanisme proclamé, c’est en Californie, et non sur le Baïkal, que les Français rêvent de voyager, et ils apprennent l’anglais - non le russe
La droite française et les catholiques sont ainsi très réceptifs au discours selon lequel la Russie n’est plus soviétique, ouvre des églises et défend les valeurs familiales. La gauche française reste sensible aux images construites autour de la Seconde Guerre mondiale. Pour simplifier, la Russie actuelle est perçue, par les uns comme la «Sainte-Russie» ponctuée de coupoles dorées, et par les autres comme la «Russie de l’armée rouge et de la révolution». Ces mythes prospèrent sur fond d’un sentiment bien ancré: la Russie serait «autre», différente, et ce sentiment amène à justifier un autoritarisme qui conviendrait, soi-disant, au «peuple russe», perçu comme aussi accueillant que soumis.
Désormais, Emmanuel Macron tente de s’imposer comme le «leader» de l’Europe en améliorant les relations avec la Russie. Mais qu’appelle-t-on, «la Russie»? Est-ce le Kremlin et le collectif Ozero? Ou ceux qui, au sein de la société russe, se battent pour construire un État de droit, économiquement sain et socialement juste, et qui aspirent à rapprocher leur pays de l’Europe ?
L’un des courants forts dans la diplomatie française est basé sur la prise en compte pragmatique – certains disent «sans scrupules» – de la puissance. Ce courant, certes contesté, se veut «réaliste» et demeure incarné par Hubert Védrine, un ancien ministre socialiste des Affaires étrangères sous Jacques Chirac. Or Hubert Védrine qui serait actuellement très écouté par Emmanuel Macron estime que la France ne doit pas prendre position sur les droits et libertés à l’extérieur de ses frontières, et qu’elle a besoin «d’États solides et efficaces» comme partenaires. Quelqu’un regardant la Russie de loin peut avoir l’impression qu’il s’agit d’un «État solide et efficace»… De façon similaire, le président Valéry Giscard d’Estaing entretenait de si bonnes relations avec Monsieur Brejnev qu’il refusa d’accueillir à l’Elysée le dissident Andreï Amalrik ; quelques années plus tard, l’effondrement de l’URSS, annoncé par Andreï Amalrik, sidéra la diplomatie française.
En outre, les hommes politiques, voire les experts, occidentaux ont tendance à projeter leur propre logique sur les dirigeants russes : ces derniers voudraient, eux aussi, développer économiquement leur pays et y accroître le niveau de vie, ne serait-ce que pour gagner les élections suivantes. Mais ces préoccupations ne sont pas celles de Monsieur Poutine qui rêve de puissance, ce qui, pour lui, signifie contrôler ses voisins et être craint dans le monde.
Monsieur Poutine rêve de puissance, ce qui, pour lui, signifie contrôler ses voisins et être craint dans le monde
Monsieur Macron fait le pari qu’il peut amadouer Monsieur Poutine et l’amener à se conduire de façon moins agressive. Il me semble que le président français, issu d’une famille bourgeoise et paisible, n’a pas compris la psychologie d’un homme sélectionné et formé par le KGB des années 1970 et 1980, et n’a pas mesuré, si ce n’est de façon intellectuelle et lointaine, l’ampleur des liens entre le pouvoir russe, les services secrets et le monde criminel. Là, ce sont, non seulement deux générations (Monsieur Poutine a vingt-cinq ans de plus que Monsieur Macron), mais deux cultures politiques très différentes qui se font face.
Vladimir Lefevr, Soviétique émigré aux États-Unis, y avait publié en 1984 un article dans lequel il explorait les différences entre les systèmes de valeurs américain et soviétique. Il y démontrait que la recherche de compromis était perçue de façon très positive par les Américains, alors que les Soviétiques y voyaient une marque de faiblesse, qui les poussait à vouloir écraser celui qui, à leurs yeux, admettait ainsi son infériorité. Ces conclusions peuvent faire sourire, mais Vladimir Poutine a grandi dans ce système soviétique, alors qu’Emmanuel Macron représente plutôt le système de valeurs que Lefevr désignait comme américain et qui est occidental. Les offres d’ouverture du président français ne sont donc pas un signe de faiblesse: elles reflètent la conviction qu’un bon dialogue vaut mieux qu’un mauvais conflit. Mais elles s’appuient aussi sur la méconnaissance des réalités postsoviétiques et de la mentalité d’hommes tels que Vladimir Poutine. Tant que celui-ci sera en place, il y a donc peu de chance que le «reset» du président Macron réussisse mieux que celui jadis tenté par le président Obama. Un autre temps viendra…